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26 février 2016 5 26 /02 /février /2016 08:44

Conférence du 6 novembre 2015 sous l’égide du groupe de réflexion éthique de l’Hôpital Mondor et du centre de coordination en cancérologie

La lutte contre le cancer : une terminologie guerrière

Souvenirs, souvenirs …

Je me souviens, j’étais alors jeune élève infirmier en médecine interne, et je « suivais » la grande visite du patron. Nous passions de chambres en chambres, le « patron » interrogeait les patients, puis son interne et les étudiants en médecine présents, et enfin posait son diagnostic. Il en profitait pour faire un cours sur la pathologie. Ce que notre patron préférait c’était le « bon malade », le cas rare, celui dont le diagnostic avait été difficile à poser, et qui offrait des perspectives thérapeutiques innovantes, ou mieux encore pouvait entrer dans un protocole de recherche.

Il n’en reste pas moins qu’immanquablement lors de la visite nous arrivions devant la porte d’une chambre dans laquelle un patient était sur le point de mourir. Alors notre patron, prenant un air grave, expliquait que l’on n’allait pas déranger cette personne dans ses derniers moments, d’autant plus que, selon l’expression consacrée : « la médecine ne pouvait plus rien pour lui ». Au fond il n’y avait rien à dire,… la messe était dite. A ce sujet, s’enquérant auprès de la surveillante sur la croyance religieuse du malade, il pouvait éventuellement demander si l’aumônerie avait été contactée. Comme si la médecine s’étant déclarée vaincu, elle acceptait qu’aux traitements du corps, on laisse place aux soins de l’âme ! Dans le vieux conflit aux origines de l’hôpital, entre la médecine et la religion, notre patron acceptait, dans ce dernier moment, de laisser revenir les hommes d’églises dans ce lieu de science et de laïcité.

Imprégné comme je l’étais alors d’une culture médicale transmis lors de ma formation, je dois reconnaitre que cette formule « la médecine ne peut plus rien pour lui » ne me choquait pas outre mesure (il faut dire que les soins palliatifs n’existaient quasiment pas à cette époque). Je me rendais cependant bien compte que pour nous, infirmiers et aides-soignants, il restait (contrairement aux médecins) encore beaucoup de « choses » à faire, notamment en termes de nursing, …. mais ce n’était pas de la médecine !

De « la médecine ne peut plus rien pour lui » à l’impasse thérapeutique

Cette phrase « la médecine ne peut plus rien pour lui » on le retrouve paradoxalement dans la définition donnée en 1976 des soins palliatifs par Thérése Vanier (pionnière des soins palliatifs) : « C’est tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire ». Dominique Folscheid peut écrire en ce sens : « Lorsque la médecine est parvenue au terme de ses compétences et doit déclarer forfait, … la médecine continue[1]. » Mais est-ce vraiment la même médecine ?

Aujourd’hui, les soins palliatifs ont fait évoluer notre approche de la fin de vie, et les médecins dans les mêmes conditions demanderont au cadre de santé de s’enquérir pour savoir si l’équipe mobile de soins palliatifs peut venir voir le malade. Pour autant les choses ont-elles vraiment changé. Certes on ne dira, peut-être, plus « la médecine ne peut plus rien pour lui » mais on parlera en terme plus technique : d’impasse ou d’échappement thérapeutique. Ce sont les termes actuels que nous utilisons pour caractériser ce moment où, après plusieurs lignes de chimiothérapies, tous les traitements envisageables se sont révélés inefficaces ou présentent de tels effets secondaires qu’ils doivent être arrêtés.

C’est souvent le moment où on lui proposera d’être inclus dans des essais cliniques de phase I, ou de recevoir, comme nous le faisions dans le SIDA, à titre compassionnel, des médicaments n’ayant pas reçu d'AMM (cf Le protocole compassionnel d’Hervé Guibert). Mais on fond, les soignants ne sont pas dupes, ils savent bien que ces dernières tentatives sont vaines. Elles ne peuvent que retarder le moment où il va falloir reconnaitre que la guerre est définitivement perdue.

Un langage guerrier

L’emploi du mot de guerre n’est pas ici gratuit. Souvenez-vous du titre du film « La guerre est déclarée ». Dans ce film on assiste à l’annonce aux parents de la découverte d’un cancer qui frappe leur enfant. C’est littéralement un coup de tonnerre dans un ciel serein. La métaphore guerrière est d’ailleurs aujourd’hui passée dans le langage : « il va falloir se battre ! » Devant les caméras de télévision, Mitterrand lui-même avait déclaré à sa sortie de Cochin où il venait de subir une intervention consécutive à un cancer de la prostate : « c’est un combat honorable à mener contre soi-même »

Car aujourd’hui c’est bien cette image qui est la plus parlante, lorsqu’on annonce un diagnostic de cancer. Médecin, soignant, proche, et évidemment malade, vont avoir à mener une lutte sans merci contre un adversaire redoutable. La maladie devient l’ennemi à abattre, coute que coute, … même au prix de la souffrance du patient. Une souffrance que celui-ci accepte, bon gré mal gré, comme une contrepartie, pourvue que la victoire soit au rendez-vous. Autrement dit, la fin (la guérison comme victoire) justifie les moyens (la douleur ou le handicap comme effets collatéraux). Dans ces conditions, le corps du malade devient le siège d’un combat sans merci entre la médecine et le mal. On invite alors le malade à se battre. Il va falloir favoriser ce qu’on appelle aujourd’hui l’empowerment des patients cancéreux.

Une mobilisation générale !

Conscient de ce moment délicat, où il s’agit à la fois d’annoncer une mauvaise nouvelle, mais aussi d’armer le malade face au combat contre la maladie qui s’annonce, on a ainsi institué des consultations d’annonce, confiées souvent à des infirmières.

Mais au-delà d’un combat personnel, on assiste à une guerre nationale, où le Président de la République appelle la nation à se mobiliser. Ainsi, au plus haut niveau de l’Etat, des stratégies de lutte sont élaborées. Le cancer devient « cause nationale » et, à grand renfort de communication, sont présentés ainsi régulièrement des plans cancer (nous en sommes au troisième).

Il faut se réjouir de cette évolution, car avec la panoplie actuelle des traitements la victoire est devenue envisageable, ou au moins une paix armée sous la forme de la rémission. Cette rémission est-ce pour autant vraiment la paix ? Au mieux un cesser le feu puisqu’à chaque examen de contrôle, le malade et ses proches sentent la présence d’une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. La guerre est simplement ajournée, une guerre froide en quelques sortes.

Un espoir démesuré ?

Ne soyons pas pour autant trop ingrat avec cette médecine, qui a permis dans le passé de faire reculer de nombreuses maladies (notamment infectieuses). D’ailleurs, le public ne cesse de réclamer de nouveaux traitements. La recherche semble ne jamais aller assez vite. Il existe au fond de nous une attente de la venue du traitement qui, à l’image de la pénicilline pour les maladies infectieuses, les antiprotéases pour le sida, nous permettra un jour de vaincre définitivement le cancer, mais aussi la maladie d’Alzheimer ou les autres maladies neuro-dégénératives (je pense à la SLA).

Même si le traitement qui pourrait guérir tarde à venir, nous disposons d’ores et déjà d’armes qui ralentissent la progression de la maladie. Il est courant ainsi de dire que le cancer est devenu une maladie chronique. En d’autre terme, la guerre est devenue guerre de tranchée, de position, avec ses avancées et ses reculs. Les armes pour les médecins ont pour nom chirurgie, radiothérapie, immunothérapie, ou chimiothérapie. Pour le reste, puisque la guerre risque d’être longue, il faut maintenir le moral des troupes, et penser aux « bases arrières » de soutien. C’est ainsi qu’ont été conçu, dans les centre de « lutte » contre le cancer, « les soins de support en cancérologie » (regroupant le soutien psychologique, social, diététique ou encore ce qui est lié à l’amélioration de l’image de soi).

Il n’en demeure pas moins que le moteur de ce combat a un nom : l’espoir. Il s’agit de ne pas le perdre, sinon l’ennemi pourrait en profiter. Et puis comme on le dit « l’espoir fait vivre ». Et même si on a perdu une bataille, lorsque les premiers traitements se sont avérés insuffisants, on fera appel à une nouvelle arme issue des dernières recherches et dont l’état-major (les fameux RCP) nous assure qu’elle a réussie sur d’autres fronts comme le prouve l’EBM (evidence based medecine). C’est ainsi que l’espoir, certes malmené, peut être malgré tout conservé,… jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que l’on a épuisé toutes ses munitions.

Envisager la défaite

Mais comment alors se résoudre après tant de combats à s’avouer vaincu. Arrive donc le moment du deuil de la victoire. On retrouve alors les fameuses phases décrites par Kubler Ross : Le déni, la révolte, le marchandage et surtout le désespoir.

Le désespoir c’est le moment le plus difficile, car le médecin qui a accompagné jusqu’à là ce combat à la douloureuse mission d’annoncer la mauvaise nouvelle. On peut être tenté alors de ne rien dire ou de mentir pour ne pas devoir supporter l’expression émotionnelle intense du patient. On peut se retirer rapidement, après avoir « livré le colis ». On peut fuir le patient en chargeant un autre de la sale besogne, … les soins palliatifs par exemple.

Evidemment il reste à « espérer » qu’arrive le dernier moment, celui de l’acceptation, du « lâcher prise », mais il n’est jamais assuré. Car, lorsqu’on s’est battu avec toutes ses forces, il est difficile de reconnaitre sa défaite, et cela d’autant plus que le malade peut avoir le sentiment de n’avoir pas été à la hauteur du combat, de n’avoir pas eu la force de se battre et d’avoir une part de responsabilité dans la défaite. Et en plus du désespoir c’est la culpabilité qui peut alors s’exprimer.

Le temps de l’attente

La décision d’arrêt de la chimio signe pour le patient une perte d’espoir qui s’accompagne d’un sentiment d’abandon. S’ouvre pour le malade, mais peut-être encore plus pour ses proches, un espace de temps qui peut apparaître comme vide de sens, où il va falloir attendre que la mort vienne. Une temporalité auquel Michel Geoffroy (médecin de soins palliatif et philosophe) a beaucoup réfléchit notamment dans son livre « La patience et l’inquiétude ».

C’est le moment où, dans le meilleur des cas, le malade « passera » en soins palliatifs. Le temps de la guerre sera alors définitivement clos, la défaite plus ou moins assumée. Il faut rappeler que dans son essence même la médecine palliative comporte ce qui est souvent refusée à la médecine curative: alors que celle-ci est négation de la mort ou du moins tentative d’en repousser l’échéance le plus tard possible, celle-là est acceptation de l’issue fatale, donnant au « temps-qui-reste » toute sa pesanteur, … du moins si le vocabulaire guerrier est abandonné.

Selon Michel Geoffroy, ce « temps qui reste » aux malades quand ils arrivent à lâcher prise ce n’est plus le temps chronos, mais le temps tempus. Au chronos susceptible d’être compté qui s’égrène implacablement et représente souvent la temporalité du temps des proches qui leur fait poser la question : combien de temps encore ? le tempus des malades est un temps intérieur, un temps vécu, une durée qui ne peut se diviser en instants. C’est un présent « plein » et continu qui permet que la relation soigné-soignant soit plus qu’une relation, mais une co-présence. C’est pourquoi dans son livre Michel Geoffroy préfère parler de Rencontre (avec un R majuscule) que de relation, car cette dernière n’implique aucune co-temporalité. L’instant lui suffit.

La patience et le « lâcher-prise »

C’est alors la patience qui, en laissant advenir le temps de l’autre, peut permettre cette Rencontre. Car « se savoir attendre » n’est soumis à aucune durée chrono-logique, ce temps de la patience si nécessaire n’est en aucun cas un instant, mais une durée. Etre patient, c’est donc ne pas imposer son chronos, c’est laisser advenir le temps de l’autre et s’y laisser envahir. Vertu cardinale des femmes enceintes, la patience qui donne au temps sa chance est un présent où il s’agit du futur. Elle doit également être la vertu du soignant. Selon Levinas, ce n’est d’ailleurs paradoxalement qu’à des moments paroxystiques que la Rencontre n’est réellement possible puisque : « Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible.[2]».

Je terminerai sur des souvenirs professionnels, ceux de l’époque (dans les années 90) où j’exerçais à Paul Brousse dans une unité de Sida/ maladies infectieuse comme cadre de proximité. A cette époque les traitements efficaces n’existaient pas, pourtant les médecins se battaient contre les infections opportunistes avec des traitements parfois très lourds. Arrivait pourtant le moment où l’on arrêtait ces traitements, c’était alors que pouvait arriver des événements importants, des adieux par exemple entre proches. Je me souviens ainsi de cette réconciliation d’un père avec son fils quelque jour avant sa mort. Ces moments si précieux n’étaient possibles que parce que le lâcher prise avait eu lieu, que la lutte avait définitivement cessé.

Il semble alors que l’espoir relève bien du pharmakon, mot grec qui signifiait à la fois remède et poison. Remède quand il nous donne la force de nous battre, poison lorsqu’il nous empêche de vivre le présent de la Rencontre.

[1]Dominique Folscheid, « Notre médecine est-elle malade ? », Ethique, La vie en question, N° 19, 1996, p.11.

[2] Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de poche, p. 64. De la même manière Paul Ricœur dans son livre posthume, Vivant jusqu’à la mort, soutient : « Seuls les endeuillés seront consolés ».

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